« L’ÉCONOMIE DIRIGÉE ÉTAIT AU SERVICE DE LA CLASSE OUVRIÈRE » Jean Saint-Geours !
Interview de Jean Saint-Geours du 7 août 2022 par le site ELUCID
« L’ÉCONOMIE DIRIGÉE ÉTAIT AU SERVICE DE LA CLASSE OUVRIÈRE » Jean Saint-Geours
Au plus proche du pouvoir pendant les Trente Glorieuses, Jean Saint-Geours (1925-2015) fut directeur du Trésor, conseiller au cabinet de Pierre Mendès France et directeur de grands établissements bancaires. Dans cet entretien exclusif réalisé par Olivier Berruyer en 2013, Jean Saint-Geours raconte l'évolution de la politique économique française depuis 1945, sa libéralisation progressive, la fin des accords de Bretton Woods, et les grandes réformes des années 1980.
Jean Saint-Geours (1925-2015), diplômé de droit et ancien élève de l’ENA, fut un haut fonctionnaire français. Il débuta sa carrière en 1950 en tant qu’inspecteur des finances, puis rejoignit la direction du Trésor en 1953. Il fit partie de plusieurs cabinets ministériels, y compris celui de Pierre Mendès-France, lorsque ce dernier fut Président du Conseil. Il fut également directeur général du Crédit Lyonnais, Président de la Compagnie financière de crédit industriel et commercial et Président de COB (Commission des opérations de bourse).
Olivier Berruyer : M. Saint-Geours, vous avez été conseiller au cabinet de Pierre Mendès France lorsqu’il était Président du Conseil (1953-1955). Que pouvez-vous nous dire de cette période ?
Jean Saint-Geours : J’ai commencé à découvrir la politique économique et les mécanismes de son élaboration en entrant dans l’équipe de Mendès France. La conception des politiques économiques à l’époque était marquée par le dirigisme à tendance socialiste. Quoiqu’il défendît l’intervention étatique, Mendès ne pensait pas qu’elle devait être systématique. Plus précisément, l’économie dirigée devait être au service de la classe ouvrière et permettre une transformation de la société au bénéfice de cette dernière. Il ne devait donc pas s’agir d’une manière d’agir systématisée, mais plutôt d’un outil au service d’une fin : l’amélioration du sort de la classe ouvrière.
Sur le plan économique, j’étais un mendésiste de pied ferme. Je le comprenais, car nous avions suivi un parcours similaire. Nous avions touché à l’économie et à l’économie internationale presque en même temps. J’ai d’ailleurs été envoyé à New York par l’inspection des finances en 1950 lorsque Mendès représentait la France à Bretton Woods.
Nous nous étions tous les deux intéressés, à l’époque, au régime économique de l’alcool. Ce régime était scandaleux : dès lors que vous aviez un pommier en Bretagne et que vous distilliez la pomme, on considérait que vous faisiez de l’alcool et l’État était alors en obligation de vous racheter le surplus de production. Le Trésor était ainsi surchargé par le rachat d’alcool. J’avais été chargé, par l’inspection des finances, d’écrire un rapport à ce sujet. Ce rapport avait beaucoup intéressé Mendès qui s’opposait à ce régime qui, selon lui, pesait sur le Trésor public et constituait un facteur d’alcoolisme.
« J’étais très en phase avec Mendès et la façon dont il concevait le dirigisme. Il était de gauche, mais croyait qu’en économie, il fallait se donner des règles. »
Une initiative de Mendès que j’avais également beaucoup apprécié était d’instaurer la distribution de lait dans les écoles. À 10 heures, lorsque les enfants avaient un creux, on leur donnait un verre de lait. Cela faisait grand bien à l’agriculture laitière qui, à l’époque, était très pauvre (la moitié des agriculteurs n’avaient pas l’électricité).
J’étais très en phase avec Mendès et la façon dont il concevait le dirigisme. Il était de gauche, mais croyait qu’en économie, il fallait se donner des règles : ne pas faire marcher la planche à billets, pousser les gens à la productivité, ne pas leur donner des rentes de situation, etc. En somme, le cabinet de Mendès s’intéressait aux questions sociales et n’excluait pas, pour les résoudre, d’introduire une certaine dose de libéralisme. Nous étions d’ailleurs conscients que le protectionnisme de la France d’après-guerre avait créé un certain nombre d’infériorités économiques.
Olivier Berruyer : Quelles étaient ces infériorités ?
Jean Saint-Geours : Une partie des activités qui appartenaient à l’État n’étaient, de fait, pas soumises à la concurrence. L’agriculture, contrôlée par l’Office du blé entre les deux guerres, ou la sidérurgie, soumise à un contrôle des prix, n’étaient pas dans un bon état. La concurrence permet, dans une certaine mesure, d’inciter à l’initiative.
Par ailleurs, la communauté internationale, sous l’influence des États-Unis (et en dépit de l’esprit dirigiste du Plan Marshall) se libéralisait progressivement. Les droits de douane étaient diminués et les procédures étaient soumises de plus en plus au libéralisme ambiant. Cela allait de pair avec le discours de libéralisation des rapports entre pays colonisateurs et colonisés, entre pays développés et sous-développés. Dans ces conditions, il était difficile de maintenir le dirigisme. La rigidité de l’économie nationale ne pouvait demeurer.
Mais, la libéralisation de l’économie était difficile en France : la reconstruction après-guerre s’était faite à base d’inflation, de création de billets, de dépréciation de la monnaie et à base de mesures dirigistes comme la nationalisation des banques, de l’électricité, etc.
« Les Français ne se doutaient pas que toute notre économie reposait sur un mécanisme de création monétaire qui prenait la forme d’une inflation pure et simple, la création monétaire ne reposant sur rien. »
Nous avons d’abord cessé de faire marcher la planche à billets dans les années 1950 et le taux de croissance de la France a été tout à fait remarquable jusqu’en 1975, pendant les Trente Glorieuses. Les quantitativistes considéraient que la planche à billets alimentait deux phénomènes : une absence de rigueur qui conduisait à tous les dévoiements d’une part, et, d’autre part, une hausse des prix.
La population devait souffrir de l’inflation. Est-ce une pression populaire qui a conduit à décider l’arrêt de la planche à billets ?
Non, cette décision résultait de la pression internationale. La population n’était pas mécontente. Les Français ne se doutaient pas que toute notre économie reposait sur un mécanisme de création monétaire qui prenait la forme d’une inflation pure et simple, la création monétaire ne reposant sur rien. Nous avons donc progressivement cessé d’utiliser la planche à billets.
Après les réformes de Pierre Mendès France et la fin de la IVe République, le général de Gaulle arrive au pouvoir. Qu’avez-vous pensé de la politique économique gaulliste ?
Le gaullisme me plaisait, car il représentait un équilibre entre le libéralisme croissant et un certain retour à la planification. La période 1958-1968, si l’on regarde les indices, n’a pas été si mal. Il y eut évidemment des difficultés, spécialement en 1965, lorsque le monde connut une forte dépression économique. L’économie française souffrait : nous cumulions, à l’époque, une forte inflation et une croissance faible (nous faisions moins de 5 % de croissance, c’était épouvantable !). En réalité, l’expansion démographique qui caractérise la période 1945-1975 a été à la fois un support et une charge.
Plus tard, dans les années 1970, les accords de Bretton Woods prennent fin. Quel regard portez-vous sur la fin de la convertibilité du dollar en or et l’entrée dans un monde de flottement des monnaies ?
Je crois que la fin de la convertibilité en 1971 était inévitable. Les États-Unis n’avaient pas été sérieux, ce qui leur importait peu puisqu’ils étaient alors surpuissants, et avait abandonné de manière irréfléchie le lien avec l’or.
Cependant, je n’étais, pour ma part, pas un farouche partisan du rattachement à l’or. À l’époque, les thèses de Jacques Rueff étaient particulièrement populaires. Selon lui, pour rétablir un véritable équilibre économique, il était inutile de se battre contre l’inflation ; il suffisait que la monnaie soit assise sur l’or. Rueff pensait prouver qu’entre 1870 et 1914, le rattachement à l’or était un facteur stabilisateur de la monnaie et de la croissance.
J’étais à ce moment directeur de la prévision et j’assurais le secrétariat de la Commission des comptes de la nation. Sur la demande de M. Rueff, j’ai consacré un an, avec un statisticien, à vérifier sa thèse. Or, nous n’avons trouvé aucune corrélation entre l’évolution du commerce extérieur des grands pays et le mécanisme de l’étalon or.
Vous n’êtes pas partisan de l’étalon or. Que faut-il faire dans ce cas ? Est-il préférable de laisser la monnaie flotter sans limites ?
Il existe de nombreux mécanismes, infiniment moins artificiels et plus efficaces que le rattachement à l’or pour stabiliser la monnaie. Le premier d’entre eux serait d’allier la surveillance des prix à la concurrence. Quoique je ne sois pas tellement libéral, j’ai pu constater les effets bénéfiques de la concurrence d’investissement, notamment sur le prix des marchandises. Cela signifie qu’il faut investir dans l’amélioration des conditions de production et dans la recherche. Tous les États aident le développement de l’innovation et donnent une importance fondamentale aux chercheurs, universitaires et innovateurs en aval du système scolaire. Cela a plus d’effet qu’un mécanisme purement monétaire.
« En 1983, nous n'avons pas eu le choix : soit nous appliquions une politique de rigueur, soit nous quittions l’Europe. »
Dix ans plus tard, les réformes majeures des années 1980 sont prises en France. Qu’avez-vous pensé de ces mesures, en tant qu’économiste ?
Je ne suis pas un homme politique, mais j’ai pu observer les difficultés politiques de cette époque. Le gouvernement de Pierre Mauroy était arrivé au gouvernement grâce à une alliance avec les communistes. Or, il était difficile de mener un programme commun avec les communistes au gouvernement, qui exigeaient des nationalisations et l’approfondissement de l’interventionnisme, alors que le monde, que j’appellerai reaganien, conduisait inexorablement à libéraliser et à donner la priorité aux mécanismes boursiers, financiers, etc.
Qu’avez-vous pensé, plus spécifiquement, du tournant de la rigueur en 1983 ?
Je simplifie beaucoup, mais, grossièrement, nous n’avions pas le choix : soit nous appliquions une politique de rigueur, soit nous quittions l’Europe. Entre 1981 et 1983, nous avions déjà dû dévaluer deux fois. Nous étions, évidemment, prisonniers de l’alliance avec les communistes. Il y eut par conséquent un certain nombre de nationalisations, qui se sont bien passées. Cela a permis une modernisation rapide de certains secteurs, mais, sur le plan de la conjoncture mondiale, nous étions complètement à rebours.
Est-ce la raison du tournant ultralibéral pris brutalement en 1984 ?
Avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et d’autres dirigeants, le mouvement de privatisation et de financiarisation des mécanismes internationaux s’est accéléré. Nous sommes alors radicalement sortis du paradigme antérieur. Je n’en pensais pas de bien, car, selon moi, nous étions allés beaucoup trop loin. De cette manière, de nombreux financiers se sont servis des instruments boursiers à des fins malveillantes, notamment aux États-Unis qui avaient pourtant, encore à l’époque, une économique plutôt saine.
Comment avez-vous vécu la loi bancaire de 1984 et la libéralisation du secteur que vous connaissez bien, en tant qu’ancien directeur général du Crédit Lyonnais ?
Je considérais que, compte tenu de l’évolution du monde, c’était inévitable. À ce moment, j’étais président du Crédit National et j’ai eu à assumer institutionnellement les problèmes posés par l’ultra-libéralisation et les crises qu’elle a entraînées. L’ambiance est devenue complètement spéculative, avec des ententes, etc. Il était extrêmement difficile de surveiller ça. Le marché à terme classique, qui datait du XIXe siècle, avait repris et s’était étendu aux instruments financiers. Le débordement était incroyable.
« La rigueur a totalement disparu. Nous permettons des mécanismes spéculatifs ; nous sommes constamment à la merci d’un mouvement de panique ou d’enthousiasme dans les salles de bourse. »
Cependant, les normes comptables ont évolué. En Europe, désormais, les très grandes compagnies d’audit internationales exercent une influence très forte dans ce domaine...
Quand je suis sorti de la COB (Commission des Opérations de la Bourse), j’ai été nommé à une commission internationale chargée de la question de la révision des normes comptables. Cette commission était présidée par un ancien du Trésor britannique ; il y avait également un représentant des États-Unis, un représentant du Japon, des représentants de Standard & Poor’s, etc. – tous complètement influencés par le système américain et donc mondial. J’étais complètement isolé, notamment en raison d’un problème de compréhension du jargon financier de ces gens, qui étaient tous américains ou américanisés.
Nous étions plus rigoureux que les Américains. Lorsqu’il s’agit des normes comptables en matière d’amortissement, de calcul du risque, etc., c’était très technique. Nous voulions élaborer les règles les plus claires possibles – c’était cela être rigoureux.
La rigueur a disparu de manière générale. Nous permettons des mécanismes d’évaluation et de transaction tout à fait spéculatifs ; nous sommes constamment à la merci d’un mouvement de panique ou d’un mouvement d’enthousiasme dans les sociétés et les salles de bourse : nous avons autorisé à changer de position sur un titre ou sur un paquet en une demi-seconde. Or, alors même que nous avons connu une crise, le système n’a pas changé. Pour moi, nous n’avons rien fait de sérieux.
Une chose m’a frappée pendant la crise de 2008. Je participais alors à un certain nombre de groupes de travail, de conférences, de colloques, etc. sur la crise et notamment sur les produits dérivés. À ce moment, je n’étais plus dans le coup, si vous voulez, mais je me suis malgré tout intéressé à la question qui me rappelait un certain nombre de choses que j’avais dites entre 1995 et 1998. Des spécialistes sont venus nous présenter les modèles qui leur permettaient de juger de la santé d’un marché financier. Ce qui m’avait frappé, c’est que les instruments qui étaient incorporés dans le dispositif de veille ou d’analyse étaient « cousins » des éléments qui comportaient la tour de produits spéculatifs : produits dérivés, positions à terme, positions instantanées, etc. Autrement dit, ces instruments de jugement étaient liés aux éléments qu’ils jugeaient.
Finalement, le caractère spéculatif des positions ne saute pas aux yeux ni ne fait l’objet d’une analyse très valable parce qu’il n’y a pas de recul.
« Séparer les activités des banques est, selon moi, une réforme indispensable. »
Quel regard portez-vous sur la séparation des activités bancaires et la création des banques universelles ?
Séparer les activités des banques est, selon moi, une réforme indispensable. Séparer la partie bancaire, c’est-à-dire la gestion de nos avoirs et de nos opérations, et la partie financière est extrêmement utile : il s’agit de régulariser le système, de financer l’économie dans ce qu’elle a de vision à long terme, mais ce n’est pas du tout le même métier.
Il existe de nombreux cas où les deux métiers se nuisent. D’abord, les résultats de la spéculation de la banque financière peuvent exercer une influence sur la sécurité des avoirs des épargnants, ce n’est pas normal ! Il existe évidemment des liaisons : la partie financière peut essayer d’intéresser la partie gestion de la trésorerie des individus, de l’épargne des individus, à un certain nombre d’opérations qui relèvent d’une perspective financière d’un risque proprement dit. Mais, l’influence de l’un sur l’autre et, surtout, l’influence de l’activité financière sur l’activité de gestion de votre épargne, c’est autre chose.
Le Crédit Lyonnais, lorsque vous y étiez, était-il une banque uniquement commerciale ?
Absolument. Nous avions une filiale, mais c’était essentiellement une filiale de prise de risque à moyen et long termes, une forme de banque d’affaires, très différente d’un organisme financier qui spécule. Nous avons également participé à un certain nombre d’organismes financiers intermédiaires, mais le Crédit Lyonnais est resté une banque de dépôt. Malheureusement, lorsque le Crédit Lyonnais a racheté Metro-Goldwinn-Mayer, elle a perdu son statut de banque de dépôt et s’est soumise aux risques de la spéculation.
Pourquoi n’arrive-t-on pas à séparer les activités ? Parce qu’il y a des antis, comme Goldmann Sachs, BNP Paribas ou la Société Générale. Je crois qu’aujourd’hui, malgré certaines précautions prises pour distinguer les activités, l’importance du marché financier organisé par des bourses encourage la fusion.
Entre 1995 et 2008, j’ai observé une augmentation des risques et des mécanismes pervers. Si je ne comprenais pas tout, les pratiques se complexifiant grandement, je n’étais pas optimiste. Et il y a eu effectivement des crises, jusqu’à la plus importante en 2008. Or, depuis la crise, nous avons malgré tout continué à sophistiquer les produits à terme spéculatifs.
Je me dis que l’on va vers une situation démente et très dangereuse…
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 18 janvier 2013.
Photo d'ouverture : Fraiseurs de l'École d’apprentissage Peugeot, 1953.